Communiqué de la Conférence des OING : « Migration et contexte électoral »

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« COMBATTRE LOIN DE CHEZ SOI » : UN CAS D’INTERCULTURALITÉ CONTRAINTE

Depuis début avril jusqu’au 6 décembre 2024 se tient au Musée de la Grande Guerre de Meaux une belle exposition « Combattre loin de chez soin, l’Empire colonial français dans la Grande Guerre ». A sa façon, sans opter pour un point de vue ouvertement postcolonial, elle tente de compenser le déni d’histoire de la participation à l’effort de guerre de 1914-1918 des colonies françaises. En 1910, le futur général Mangin avait signalé le parti que la France pourrait tirer au combat de cette « force noire », selon le titre d’un de ses livres.  En réalité, celle-ci intégra aussi des Indochinois, des Malgaches, des Antillais et des Maghrébins. Pas moins de 600 000 soldats furent ainsi mobilisés. Ils participèrent largement à l’internationalisation du conflit. Mais ils furent surtout les protagonistes d’une des plus grandes rencontres interculturelles contrainte du XXe siècle.

Par prudence, l’entrée de l’exposition avertit le public que les documents présentés comportent de nombreux stéréotypes de l’époque. La reconnaissance de la nation française pour le « prix du sang » ne fut guère à la hauteur du sacrifice consenti. En fait, l’exposition illustre plutôt l’hétérogénéité des pratiques vis-à-vis de ces « étrangers », sujets de l’Empire colonial : du racisme, en passant par un paternalisme jugé de bon ton. On note aussi de francs témoignages d’hospitalité et d’égalité de traitement, dans les tranchées comme à l’arrière. Les soins furent prodigués sans distinction par les infirmières françaises aux blessés de guerre « indigènes ». 

Globalement, les « tirailleurs sénégalais », terme générique englobant de multitudes zones de recrutement, souffraient d’une multitude de problèmes spécifiques d’adaptation. Parfois, on fit preuve d’humanité envers eux, en leur maintenant dans des cantonnements spécifiques durant les mois d’hiver. Certains furent scolarisés. La République compensait ainsi la situation de domination liée à leur enrôlement

L’exposition a pu recueillir des observations de leurs supérieur militaires. Ceux-ci généralement louent leur ardeur au combat. Par contre, ils déplorent leur inaptitude à gérer des dispositifs complexes faute d’instruction. Mais on ne trouve pas de témoignages sur la façon dont ils ont subjectivement vécu l’épreuve  du feu, du froid, de la peur, de la faim, du déracinement.  

Un seul document fait exception : Force-Bonté, le récit autobiographique de Bakary Diallo (1892-1978). Celui-ci fut publié en 1926. L’auteur n’y remet jamais en question la France coloniale. La « Mère patrie », lui aurait tout appris.

On aurait sans doute pu compléter l’exposition par des récits oraux des rescapés de guerre africains. Ceux-ci furent souvent enrôlés dans les administrations et armées coloniales. Ils furent prompts à mettre en avant leur héroïsme au combat. En réalité, ils masquaient souvent leur profonde humiliation. Franz Fanon comprit parfaitement ce phénomène par la suite.

En somme, la pédagogie interculturelle de l’exposition reste encore timide. Léopold Sédar Senghor estimait que la France devait honorer sa promesse d’attribution de droits. Mais l’on met ici plutôt en avant Blaise Diagne (1872-1934). Ce député du Sénégal contribua largement à recruter des « indigènes ». La reconnaissance du prix des tranchées ouvrit la voie à des demandes d’émancipation. Mais le chemin allait encore être long pour y parvenir.  A noter aussi un précieux catalogue d’exposition.

                                                                                    J F PETIT

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Invitation des Petites Soeurs de l’Assomption qui célèbrent les 30 ans du martyre de Sr Paul-Hélène Saint-Raymond

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7 AVRIL 1994 -7 AVRIL 2024

EN MEMOIRE DU GENOCIDE DES TUTSI AU RWANDA

Le cas de la justice transitionnelle des Gacaca au Rwanda, La justice comme instrument de réconciliation

Nous proposons ici un compte-rendu enrichi de l’intervention du 21 mars 2024 de Sylvie Humbert, juriste et historienne du droit à l’université catholique de Lille dans le séminaire international de la faculté de théologie dirigé par Cathy Leblanc « L’exigence démocratique : fraternité, paix, réconciliation après la Seconde guerre mondiale ».

Deux semaines avant la commémoration dans le monde entier du génocide contre les Tutsi du Rwanda, traiter de la thématique des « tribunaux Gacaca » arrivait à point nommé pour rappeler l’une des tragédies humaines les plus dramatiques du 20ième siècle[1]. Car, au-delà de faire mémoire, il était question surtout d’étudier comment ces tribunaux traditionnels, dans un contexte post-conflit, auront pu se substituer à une justice bureaucratique nationale et internationale, par leur proximité, souplesse, efficacité et pragmatisme. D’autre part, sans tomber dans l’idéalisation, on ne peut légitimement traiter de la question en oubliant les travaux et colloques antérieurs sur la question dans notre entourage académique immédiat.

Au niveau universitaire, on pourrait citer les différentes conférences liées aux génocides organisées à l’Université Catholique de Lille par la professeure Cathy Leblanc, dans le cadre du REPHI ou de la formation permanente de l’Ecole Nationale de la Magistrature. Mais aussi on doit mentionner aussi « Vers une démocratie interculturelle en Afrique »[2] de l’Institut Catholique de Paris, ouvrage collectif dans lequel sont traités entre autres la démocratie et de la justice transitionnelles. Trois ans plus tard, signalons également « Justice transitionnelle, justice alternative »[3]. Ces actes de ce colloque organisé par le REPHI à la Cour de Cassation de Paris  avec notamment des rescapés et une ancienne Ministre de la RCA témoignaient de la volonté de prendre la justice transitionnelle comme élément de contribution aux institutions juridiques universelles.

Au niveau juridique national (en France) et international, plusieurs mécanismes et autres approches juridiques mis en place avaient déjà fait leurs preuves face aux génocides : Nuremberg, Jérusalem, Arusha, La Haye, TRC (Truth and Reconciliation commission) d’Afrique du Sud etc.  Ainsi, avant d’entrer dans le vif du sujet, toutes ces initiatives mentionnées permettent de situer Gacaca comme une juridiction, certes originale, mais non isolée.

1. Les Gacaca trente ans après le génocide

Traditionnellement, la manière de rendre justice des Gacaca était situationnelle et prescrite oralement dans des délits et des crimes bien précis. Évidemment, le génocide leur était alors inconnu.

Pour autant, trente années de recul peuvent paraître une période nécessaire mais non encore suffisante pour comprendre ce qui s’est réellement passé au Rwanda. Comme l’exhortait le pape Benoit XVI, « [Toutes] les victimes ont droit à la vérité et à la justice. Il est important actuellement et pour l’avenir de purifier la mémoire afin de construire une société meilleure où de telles tragédies ne se répètent plus »[4]. En outre, le méandre géopolitique actuel, la lenteur et la partialité de la Cour pénale internationale, l’absurdité et l’obsolescence du droit international, ont plus que justifié la création des tribunaux locaux au Rwanda.

En effet, après sa monstrueuse tragédie, le Rwanda était à la recherche de remèdes endogènes à même de pallier un tant soit peu au défi de faire la vérité et rendre justice à des millions des victimes dans le contexte post-génocidaire. Un proverbe rwandais dit ainsi : « Uhiriye munzu, ntaho adapfunda imitwe ». Cela veut littéralement dire : « celui que l’incendie retrouve dans une maison fermée, donne des coups de têtes partout en essayant de trouver une voie de sortie »[5]. Cette issue de sortie fut celle des Gacaca.

Sylvie Humbert, en privilégiant une approche historique, aura présenté la spécificité des tribunaux Gacaca au Rwanda comme voie juridique de sortie dans ce contexte tragique bien précis. Grâce à ces tribunaux, justice a été rendue pour la plupart des victimes. Beaucoup d’autres victimes trouvent que les sentences Gacaca auront été clémentes par rapport aux crimes commis pendant le génocide. Cependant, il y a lieu à se demander si ces tribunaux ont contribué à la restauration de la paix dans le  « pays des mille collines », à instaurer une « paix juste », selon l’expression même de Sylvie Humbert.

Car si le slogan « pas de paix sans justice » ne souffre d’aucune interprétation, l’inverse n’est pas évident. À vrai dire, toute justice ne conduit pas forcément à la paix, tout comme avoir des juridictions compétentes ne réduit pas automatiquement la criminalité. À ce sujet, Bertrand Mazabraud rappelle que le vivre-ensemble doit être le but ultime de toute justice : « Toutes les juridictions pénales internationales ont une double vocation : rendre justice mais aussi contribuer à la paix »[6].

Effectivement, Sylvie Humbert ne s’est pas contentée rappeler la nécessité de la paix mais  surtout d’une paix juste,  qui pouvait être le fruit des Gacaca. Ainsi donc, la paix et la réconciliation étaient au cœur de son propos. Une autre question consistait à définir la compétence, la collaboration et l’articulation entre les Gacaca avec les autres juridictions nationales et internationales existantes.

2.  Les Gacaca comme justice transitionnelle contextualisée

La définition et la qualification juridique des Gacaca fut longtemps objet de controverse. Certains juristes, adeptes de Hannah Arendt défendaient qu’un crime contre l’humanité porte atteinte à l’humanité entière. De ce fait, seule une Cour pénale internationale  aurait du juger de crimes de cette nature, en s’appuyant sur la philosophe : « Dans la mesure où les victimes étaient juives, il convenait, il était juste qu’un tribunal juif fût juge ; mais dans la mesure où le crime était contre l’humanité, il fallait un tribunal international pour que justice fut rendue »[7].

Ainsi, pour Arendt, comme pour Lemkin, la victime ultime du génocide, quel que soit le groupe visé, est l’humanité elle-même, dans son ensemble. Par contre, d’autres ont trouvé légitime que les Rwandais soient directement impliqués afin de faciliter la vérité, la justice et la réconciliation.

C’est donc d’une manière brève que Sylvie Humbert, qui s’est révélé lors de cette conférence être une éminente juriste, universitaire et historienne aura essayé à répondre aux questions déjà évoquées. Ancienne membre de la « Commission de recherche sur les Archives Françaises relative au Génocide Rwandais » initiée par le Président Emmanuel Macron, elle a par ailleurs été décorée du grade de Chevalier dans l’Ordre national du Mérite. Néanmoins, avec humour et humilité, elle a ajouté   que « deux juristes, cela ne faisait pas le poids » dans cette Commission dominée par des historiens.

La conférence fut donc un va-et-vient entre les références entre l’appartenance à cette commission et l’expérience des tribunaux Gacaca, vu du dehors. En effet, Sylvie Humbert a eu raison de souligner cette exceptionnalité du Rwanda et des Gacaca. Avant 1994, le concept Gacaca était tombé dans l’oubli. Gacaca désignait étymologiquement en Kinyarwanda (la langue du Rwanda) un espace couvert de gazon (umucaca), umu (le), « ga », particule et préfixe dimunitif, et caca=gazon. Ce concept Gacaca a donc connu une mutation épistémologique et un destin très particulier après le génocide. Gacaca désignait  une aire géographique couvert de gazon où siégeaient les sages entourés des accusés, les victimes, les témoins et le public. Le jugement visait à la fois à dire la justice, imposer la réparation et envisager la réinsertion du coupable dans la communauté. Après le génocide, Gacaca devint inclusif et les femmes y furent très présentes.  Gacaca pourrait être l’équivalent de « l’arbre à palabre » en Afrique de l’Ouest.

Depuis lors, Sylvie Humbert continue ses recherches sur les juridictions Gacaca et dispose du droit de consulter les archives nationales du Rwanda, en étant également membre de l’Association Française pour l’Histoire de la Justice. Par ailleurs, elle fait des allers-retours réguliers au Rwanda pour ses travaux. Dans cette conférence, elle aura souligné qu’on ne saurait perdre de vue le contexte tragique et exceptionnel d’après-guerre et d’après-génocide dans l’appréciation des Gacaca. Malgré la complexité du sujet, notons que Sylvie Humbert demeure une juriste experte et intransigeante en histoire de la justice évitant l’aspect purement politico-culturel de cette juridiction transitionnelle, dont elle n’aura cessé de pointer dans cette conférence plus les mérites que les limites.

3. La double reconnaissance du crime et du tribunal

Comme à l’époque de Lemkin en 1945 après le génocide contre les Juifs, le premier défi consistait à la qualification juridique du crime de génocide et, surtout, de trouver un mot pour le nommer. Le second défi, encore plus complexe, fut la reconnaissance des Gacaca de la part des parties impliquées. Rien n’était en effet gagné en avance.

Bref, il aura fallu convoquer plusieurs disciplines et une « gymnastique épistémologique » pour « nommer l’innommable », ce que le Premier ministre britannique Winston Churchill avait en son temps d’ailleurs qualifié de « crime sans nom »[8]. Pour illustrer son propos lié au problème de traduction du génocide dans le contexte du Rwanda, Sylvie Humbert fit remarquer, par analogie, qu’il était difficile de condamner quelqu’un en France pour « féminicide », car le « féminicide n’existe pas dans notre droit français ».  C’était donc une tâche difficile de siéger dans les Gacaca car, « à partir du moment que rien n’est écrit, il est difficile d’établir un avis contraire » autant pour les juges le public, les accusés et surtout les victimes.

Enfin, selon toujours Sylvie Humbert, les Gacaca répondaient à une réelle pénurie des magistrats au Rwanda et à la lenteur du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda). À titre d’illustration, il a été mentionné qu’en 1994, le pays ne disposait que de 12 procureurs pour 120 000 prisonniers à juger sur le sol rwandais, et plus d’un million de dossiers à traiter, au point qu’il aurait fallu environ des décennie spour prononcer le moindre jugement.  Les Gacaca ont fait de leur mieux, mais « c’est difficile de rétablir la paix dans une population blessée ».Quant à la critique selon laquelle il n’y aurait pas d’avocats pour les accusés et donc pas de bonne justice, la juriste et historienne a tenu à préciser que « l’avocat était bien présent dans l’enquête ».

4. Gacaca et restauration de « la paix juste »

On a coutume de dire, selon le psaume biblique, que « justice et paix s’embrassent ». Le pape Jean-Paul II aura affirmé également que « la paix n’est pas l’absence de guerre ». Mais, selon Sylvie Humbert, il ne suffit pas de dire la justice pour avoir la paix. Il faut que cette paix soit juste. Une paix juste sous-entend une justice équitable. Les victimes attendent de la justice tout à la fois la condamnation des bourreaux, la compensation, les remords, la vérité judiciaire suivie des peines.  

 Les Gacaca ont donc été une justice de proximité qui a, subtilement, avec les moyens limités, jugé le crime ad hoc du génocide, du crime de guerre et du crime contre l’humanité. A contrario, on ne peut conclure à une paix durable par un renoncement au droit et un maintien d’une impunité. Le droit de l’agresseur doit aussi être respecté : « Refuser aux génocidaires qui ont purgé leur peine le droit à la nationalité, c’est créer les conditions d’un futur génocide », ajouta-t-elle. Pour illustrer son propos, elle évoqua la fable de l’éléphant et la fourmi.

Pour autant, on peut garder l’espoir pour le Rwanda. Depuis 1994, le Rwanda aura été membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Le pays a supprimé la peine de mort en 1996 afin que les présumés génocidaires en fuite puissent être extradés au Rwanda et bénéficier des droits dus à tout accusé. On n’a pas voulu que les mécanismes juridiques mis en place soient considérés comme une «  justice du vainqueur ».

5. La prévention de possibles génocides

Malgré le douloureux poids historique qui pèse consciemment ou inconsciemment sur tout Rwandais (originaire ou résident au Rwanda), la voie de la vérité, de la justice et de la réconciliation ne peut tendre vers une « paix juste » que si elle est accompagnée par ce que Mahatma Gandhi appelait Satyagraha. Ce concept sanskrit prônant la non-violence renvoie aux domaines ontologique et logique de la vérité. Il signifie (satya=vérité) et agraha : attachement, obstination ». Cette vérité dépasse de loin le sens de « contraire au mensonge ou à l’erreur ». Il ne dissocie pas la personne face à la responsabilité de ses actes. Cependant, on « n’admettait pas que la violence soit imposée à son opposant, mais qu’il doit être sevré de l’erreur par la patience et la sympathie », selon les propres mots de Gandhi. De ce point de vue, un génocide est une faillite d’une ontologie, une perte de l’ubuntu et du sens du sacré de l’homme.

La seule idée d’un nouveau génocide fait froid dans le dos. D’où l’importance de la prévention et des thérapies collectives. Pourtant, ni Lemkin ni Hannah Arendt n’ont écarté cette possibilité. Hannah Arendt parlait de la « possibilité effective » d’un génocide de réapparaître. Car une fois le génocide semé dans l’histoire et dans les cœurs, il est appelé à se répandre et à répéter : « si Hannah Arendt prophétise la répétition du génocide, dans une logique que Lemkin n’aurait reniée, elle le rejoint encore en ce que le génocide est un sort commun pouvant frapper l’un quelconque des groupes humains »[9].

Pour Arendt,  cela veut dire qu’aucun groupe humain n’est à l’abri d’un génocide, ni du groupe qui a commis le génocide, ni par celui qui l’a subi. En ce sens, l’un des rôles de la CPI n’est pas seulement de juger les crimes contre l’humanité mais de faire preuve de dissuasion pour que pareils crimes n’aient jamais plus lieu. Aujourd’hui, nous sommes loin de cet idéal. Le slogan « plus jamais ça ! » après les deux guerres mondiales n’a pas empêché le génocide contre les Tutsi d’avoir lieu. Günther Anders, en développant une pensée historico-philosophique du génocide, était plus pessimiste que son ancienne épouse Hannah Arendt. Il aimait dire qu’il était promoteur non pas « d’une pensée de la catastrophe, plus exactement de la catastrophe à répétition »[10]. Après Auschwitz et Dachau, et « l’obsolescence toujours croissante de l’humain lui-même », il multiplia, avec des titres chocs[11] des cris   d’alarme contre l’irresponsabilité et l’aveuglement ayant souvent comme cause fondamentale « une fausse solidarité avec vos[nos] origines »[12]. Il voulait que les discours sur les génocides soient mémoriels, constructifs, préventifs et n’appellent jamais à la vengeance. Günther Anders, lui-même rescapé de l’Holocauste, se posait en modèle du philosophe du langage et des narrations constructives : « Personne d’entre nous n’oublie Auschwitz ou Hiroshima. Cependant, ce n’est pas le désir de vengeance qui entretient notre mémoire, mais la pensée de ce que signifierait la répétition »[13].  

En ce qui nous concerne, pour combattre toute dérive ou récidive génocidaire en Afrique, la question d’ethnie, tribu, race, régionalisme mériterait une étude approfondie tant au niveau ecclésial, économique que politique. Le Camerounais Patrice Joseph Wetjen, dans son livre « La tribu africaine comme lieu de solidarité. Du refus à la négation de la différence » donne des éléments d’analyse pour une prévention plus efficace, non seulement pour l’Afrique mais aussi pour le monde.

Conclusion

En définitive, la théorisation de la juridiction Gacaca, face à un système international moribond, témoigne bien d’un vrai réalisme selon Sylvie Humbert : le peuple rwandais était désireux d’en faire l’instrument une justice réparatrice et redistributive pour une cohabitation pacifique. L’analyse des Gacaca permet de montrer qu’ils ont répondu à beaucoup d’attentes mais non à toutes en matière de justice. Ils ont notamment montré que la diabolisation et la désacralisation de la personne, à cause de son appartenance à un groupe ethnique, racial ou religieux, peut être à l’origine de violences, massacres et génocides.

 Or, nous rappelle Günther Anders, « la lignée n’est pas une faute, personne n’est artisan de ses origines, vous pas plus que les autres »[14]. Le droit, la philosophie et la religion peuvent aider à corriger cette irrationalité. Dernière question, délicate : que fait-on des bourreaux ? L’insupportable, pour les victimes, aura conclu Sylvie Humbert, était l’évocation des droits des bourreaux. Le défi majeur de toute juridiction aura été le respect de la personne humaine. Pour le juriste Henri Donnedieu de Vabres, il incombait « “à la communauté internationale, affranchie des passions locales” d’imposer le respect de la personne humaine, en temps de guerre ou en temps de paix »[15].

Deux questions sont restées néanmoins sans réponse après la conférence. La première venue d’un participant consistait à cerner l’importance d’une cause invoquée aussi à l’origine du génocide : la régionalisation du conflit rwandais.  La deuxième est venue du professeur Jean-François Petit. Celui-ci, soulignant la dimension très culturelle de la justice Gacaca, s’est demandé de ce fait, dans l’après-génocide, « si le Rwanda était un modèle de démocratie ».

Selon ce dernier, la culture se construit ou se déconstruit en permanence, les Gacaca étant en réalité une déconstruction de la justice coloniale : « notre propre appréciation serait plutôt que ces formes de justice ont correspondu à un kairos bien précis, basé notamment sur les personnalités charismatiques, comme Mandela et Desmond Tutu en Afrique et sur les dispositifs de parole, mais qui ne lèvent en rien les difficultés liées aux questions lourdes de l’amnistie, de l’impunité, de la justice de la mémoire, du statut des archives, du risque d’instrumentalisation politique »[16].

D’où finalement l’importance pour les sages, comme le préconisait Descartes, de garder les yeux toujours ouverts, sans tâcher jamais de les fermer. La prévention est aussi un combat d’une vie. Mieux vaut prévenir que guérir. En conclusion, Sylvie Humbert a surtout eu le mérite d’avoir mis au clair l’existence de différents modèles de justice. Il n’y a pas un qui soit totalement universalisable ! Les Gacaca représentent une justice situationnelle et post-génocide. On peut les considérer comme représentants pour un temps d’une justice efficace. Pour autant, cette forme de justice n’aura pas été appelée à durer car aucune justice n’est éternelle. Ainsi, nous avons le devoir d’admirer un pays comme le Rwanda qui a essayé de sortir de ses cendres post-génocidaires.

Texte de Juvénal Sibomana, doctorant en philosophie à l’Institut Catholique de Paris, revu par J.-F. Petit

Crédit photo: https://theworld.org/stories/2007-02-14/part-ii-rwandas-gacaca-courts, Photo prise le 14 février 2007 à Ruhango, au Rwanda lors des tribunaux Gacaca.


[1] Gacaca, synonyme de prétoire en français, sera le patronyme pour désigner les tribunaux Gacaca. Notons qu’au Rwanda, Gacaca est généralement employé comme substantif et non comme un déterminatif.

[2] GOUGBEMON, Serge (dir.) et PETIT, Jean-François (dir.),Vers une démocratie interculturelle en Afrique ? Actes du colloque international de philosophie à Cotonou au Bénin (21-25 janvier 2013), Lyon, Chronique Sociale, 2014.  Ce livre rassemblant différentes contributions du colloque international co-organisé à Cotonou en 2013 par l’Institut catholique de Paris, la Conférence épiscopale du Bénin et le conseil pontifical de la culture. Trois articles traitent directement ou indirectement des enjeux et défis des tribunaux transitionnels : « le statut de la vérité dans les pratiques de justice transitionnelle » de Mgr Nicodème Barrigah-Bénissan (Diplomate et actuel archevêque de Lomé) ; « La justice transitionnelle : d’une aporie à l’autre » du professeur Bertrand Mazabraudet « Portée et limites d’un concept coutumier dans une situation de justice transitionnelle » de Jean-Marie Samarwa.

[3] PETIT, Jean-François et KI-ZERBO, Lazare, (Dir.), Justice transitionnelle, justice alternative. Actes du colloque à la Cour de Cassation Paris (29 janvier 2016), Paris, éd. Franciscaines, 2017.

[4] BENOIT XVI, Exhortation apostolique Africae Munus (11 novembre 2011), §21, Paris, Bayard-Fleurus-Mame-Cerf, 2011, p. 23-24.

[5] La traduction est de nous-même. Ce proverbe imagé dans reste à apprécier dans le contexte d’antan où il n’y avait ni sapeurs-pompiers ni SAMU (Service d’aide médicale d’urgence). Le proverbe veut tout simplement et symboliquement signifier qu’en cas de catastrophe ou d’un autre problème majeur, toutes les solutions sont les bienvenues, et que c’est donc la fin qui justifie les moyens et non le contraire.

[6] MAZABRAUD, Bertrand, « La justice transitionnelle : d’une aporie à une autre », dans GOUGBEMON, Serge et PETIT, Jean-François (Dir.),Vers une démocratie interculturelle en Afrique, op. cit., p. 58. Nous mettons en gras ce que l’auteur a mis en italique dans le texte original.

[7] BEAUVALLET, Olivier, Lemkin. Face au génocide, Paris, Michalon, 2011, p. 88. 

[8] BEAUVALLET, Olivier, Lemkin. Face au génocide, op. cit., p. 11.  Winston Churchill prononça ces paroles le 24 août 1941, deux mois après l’agression allemande de la Russie soviétique pour décrire les atrocités et exécutions commises de sang froid par les polices allemandes. Trois ans plus tard, Raphaël Lemkin, inventa ce concept devenu universel qu’est le « génocide » pour désigner ce que Churchill avait trouvé difficile à nommer. Ces paroles sont surprenantes pour cet homme qui avait vu pourtant les atrocités de la première guerre mondiale. En Kinyarwanda, aussi il y a eu de la peine pour le nommer. C’est fut d’abord Itsembatsemba n’itsembabwoko, c’est-à-dire, les « massacres et le génocide » (néologismes utilisés jusqu’en 2003). Aujourd’hui, c’est Jenoside yakorewe abatutsi. Le « génocide perpétré contre les Tutsi » (expression utilisée depuis 2003). On voit bien que la sémantique reste incapable de traduire, dire ou exprimer l’expérience de génocide. Seule la parole des victimes peut traduire le trauma engendré par le génocide.

[9] BEAUVALLET, Olivier, Lemkin. Face au génocide, op. cit., p. 88-89.

[10] GÜNTHER, Anders, Nous, fils d’Eichmann, Paris, Rivages Poche, 2021, p. 11.

[11] Quelques-uns de ces titres chocs sont : «  anéantissement qui pèse sur le globe et sur l’espèce », « Contre un nouveau et définitif Nagasaki », « contre un globocide », ou « contre un nouveau Hiroshima », « Nous, fils d’Eichmann » etc.

[12] GÜNTHER, Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 11.

[13] Ibidem, p. 113.

[14] Ibidem, p. 26.

[15] BEAUVALLET, Olivier, Lemkin. Face au génocide, op. cit., p. 81. Beauvallet cite Henri Donnedieu de Vabres, Le Procès de Nuremberg, Cours de doctorat, Domat Montchrestien, 1947, p. 239. Ce professeur de droit et juriste français, fut l’un des quatre juges titulaires du procès de Nuremberg en 1945.

[16] GOUGBEMON, Serge et PETIT, Jean-François (Dir.),Vers une démocratie interculturelle en Afrique ?, op. cit., p. 223. Les actes de ces deux colloques, épuisés en librairie, sont accessibles auprès du REPHI.

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COLLOQUE INTERNATIONAL « HISTOIRE ET MEMOIRE », Lille-Bucarest, Vendredi 18 et Samedi 19 mai 2024 à Bucarest

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UN CAS D’INTERCULTURALITE VENU DE L’ETHNO-PSYCHIATRIE

« La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée » (Talleyrand)

« Pendant la Seconde guerre mondiale, un soldat d’origine indienne monta au front avec son bataillon d’infanterie. Il fut dépassé par une unité semi-motorisée à laquelle appartenait son frère ainé qu’il chérissait et détestait à la fois. Une demi-heure plus tard, dans l’amas de ferraille d’une jeep atteinte de plein fouet par un obus, il devait reconnaitre le cadavre carbonisé de son frère.

  Il relata ce dramatique épisode sur un ton d’émotion croissante mais, parvenu à la vision du cadavre de son frère, il s’interrompit brusquement, sa voix devint sèchement objective, toute trace d’émotion disparut de son visage.

Lors du traitement sous l’influence du Penthotal, il passa soudain de l’anglais à la langue de sa tribu, subterfuge particulièrement imprévisible car, aux dires de ses parents, chrétiens fanatiques qui tenaient pour païen tout ce qui appartenait à leur passé, le patient ne connaissait tout au plus que quelques mots de la langue de leurs ancêtres.

Le Penthotal l’ayant rendu incapable d’inhiber l’affect que suscitait le rappel de la scène tragique, il en avait été réduit à escamoter le contenu objectif, en rompant la communication conceptuelle entre lui et moi, au moyen d’un recours à sa langue tribale, qu’il n’était pas sensé savoir et dont je ne comprenais pas un traite mot ».

Georges Devereux, Essais d’ethno-psychiatrie générale, Tel Gallimard, 1970, p. 130.

                Crédit photo : https://ethnopsychiatrie.wordpress.com (Blog du centre Georges Devereux).

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Contribution pour une appréhension des coups d’État militaires de la troisième vague en Afrique par Essodina BAMAZE N’GANI ès Philosophie politique appliquée

Résumé :

La montée en fièvre contagieuse des récents coups d’État militaires en Afrique mobilise comme à l’accoutumée des passions militantes et des énergies intellectuelles. De ces multiples mobilisations a su s’imposer une constante devenant pour cela même doxique : les coups d’État militaires sont la source de déstabilisation et d’instabilité politique en Afrique. Contre cette constante, et sans toutefois la déconsidérer, la présente contribution procède d’abord à une taxinomie des différents coups d’État militaires sur le continent africain, ce dont témoigne l’expression de « troisième vague » dans l’intitulé, pour démontrer ensuite que cette nouvelle vague de coups d’État militaires recèle un potentiel dans la marche de l’Afrique vers sa quête de soi. Ainsi, sous le prisme de la philosophie, de l’histoire, du droit et des disciplines connexes, cette réflexion, fortement nuancée, appelle à considérer certains des coups d’État militaires de la vague susdite comme la « négation » à partir de laquelle va pouvoir résulter la « négation de la négation », correspondant ici à un rejet de l’humiliation institutionnelle de l’État en Afrique et une réelle conquête de sa souveraineté.

Mots-clés : Afrique ; humiliation institutionnelle ; coups d’État militaires ; troisième vague ; souveraineté.

Lien pour télécharger l’article : https://www.revuechercheur.com/index.php/home/article/view/910/77

Crédit photo : www.youtube.com, dans l’article l’Avance de l’AES, photo prise le 13 décembre 2023. De gauche à droite, le Président du Niger, le Général Abdourahamane TIANI (béret vert foncé) ; le Président du Burkina Faso, le Capitaine Ibrahim TRAORÉ (béret rouge) ;  et  le Président du Mali, le Colonel Assimi GOÏTA (béret vert).

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LECTIO ULTIMA DU PROFESSEUR GUIDO MEYER, PROFESSEUR DE THÉOLOGIE ET DE PEDAGOGIE RELIGIEUSE A L’UNIVERSITÉ D’AIX-LA-CHAPELLE (Aix-La-Chapelle, le 16 février 2024)

Présentation pour les francophones par Maria Meyer, sa fille

Guido Meyer a été le responsable pour l’Allemagne ces trois dernières années du programme « Religions et politique en Europe » liant les universités d’Aix-La-Chapelle (RWTH), de Lille (ICL) et de Bucarest. En 2023-204, ce programme aura porté sur la transmission des valeurs démocratiques. Il devrait se prolonger en 2024-2025 par l’analyse du post-totalitarisme en Europe.

Je salue une fois de plus chaleureusement nos invités francophones à cette soirée. Je vais m’efforcer d’exprimer quelques pensées sur mon père en français, afin que ce soit également une soirée agréable pour ceux qui ne comprennent pas l’allemand parmi nous.

Créer des liens :  voilà en gros ce dont il est question en pédagogie religieuse. Il s’agit de relier deux réalités, celle terrestre et celle céleste. La transmission d’une réalité qui nous dépasse est la tâche centrale des pédagogues religieux. Ce travail de médiation ne peut être compris qu’à la lumière des destinataires. Il s’agit donc aussi de l’étude de la connexion entre les enseignants et les apprenants, entre les êtres humains.

D’abord en tant qu’enseignant, puis en tant que chercheur et professeur d’université, mon père a toujours compris et comprend la pédagogie religieuse principalement à partir des personnes adressées. Mettre les étudiants au centre, leur parler d’égal à égal, et prendre leurs préoccupations au sérieux aura toujours été pour lui une évidence. Par son regard positif sur l’humanité, il aura créé un espace ouvert qui invite à la réflexion et à la discussion.

Aujourd’hui, dans le cadre de cette fête, nous voulons non seulement célébrer le 65e anniversaire de mon père et sa retraite, mais aussi les nombreux liens avec d’importants compagnons de route tout au long de son temps à la RWTH (Université d’Aix-La-Chapelle).

En référence à René Girard, on peut se demander : dans quel jeu jouons-nous ? C’est ainsi que Guido Meyer, mon père, a commencé son œuvre actuelle. Cette métaphore nous a mené aux questions suivantes : dans quel jeu a-t-il joué, quel est son terrain de jeu, qui sont les joueurs? Si l’on demande  à ses étudiants, je pense que la réponse est claire : des événements toujours bien documentés et évalués, un engagement, un intérêt constant pour le progrès et le développement de l’autre. Si l’on lit la longue liste de  ses publications, si l’on parle avec ses collègues chercheurs, alors nous entendons : le pilier de mon père, c’est la pédagogie religieuse scientifique.

Mon père a recherché le dialogue avec la psychologie, avec la philosophie francophone, en publiant sur la capacité linguistique religieuse, l’habitus, l’enseignement des religions dans une perspective européenne, l’identité ou la subjectivation. En résumé, on peut dire : l’enseignant et le sujet enseigné, la recherche et l’enseignement se confondent en quelque sorte, car il s’agit plus qu’une simple transmission de connaissances, mais plutôt une forme de témoignage.

Comme mon père l’a souligné dans sa Lectio ultima, les contextes d’apprentissage religieux jouent un rôle fondamental. Être actif dans différents contextes implique également un travail constant de traduction, auquel mon père s’efforce toujours de s’investir, non seulement entre la langue allemande et la langue française, mais aussi entre les mentalités allemande, belge et française. L’Église ou d’autres institutions religieuses, l’école et les associations, ont également leur propre mode de langage. Les mettre en dialogue et ainsi favoriser un échange fructueux est une priorité pour mon père.  

Dans ce contexte de ta prochaine retraite, cher père, nous avons demandé à chacun de tes collègues de ton parcours académique d’écrire un article. Ce qui en est résulté est une œuvre qui rassemble des contributions dans différents domaines de recherche. Les auteurs ont chacun utilisé leur propre mode de langage pour établir un lien avec toi et ton domaine de recherche. Christian nous présente maintenant plus en détail cette publication commémorative (cf . C.MBERA, C. MASROUCHER, M. MEYER, C. RATZKE, Vom anderer Lernen. Postmoderne Bilder und Contexte religioser Bildung, Waxman, 2024)

Apprendre de l’autre, apprendre avec l’autre, apprendre par l’autre – c’est clairement le message de ta Lectio ultima : au cœur de toutes tes analyses sur l’apprentissage religieux se trouve l’humain. La somme d’une vie de chercheur, la somme de plus de 20 ans en tant que professeur est sans doute difficile à cerner.

J’espère que tu nous permettras d’essayer de le trouver quand nous te disons : « Tu as constamment entrepris une méditation sur l’humain, sur son accès au monde religieux, sur les moyens et les façons de considérer et d’ouvrir cet accès ».

Pour cela, nous voulons te remercier en te souhaitant nos meilleurs vœux pour ta retraite !

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Lectio ultima du professeur Guido Meyer à Aix-La-Chapelle le 16 février 2024

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Les enjeux de la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour Internationale de Justice concernant Gaza

A La Haye, le plaidoyer sud-africain s’est fondé sur les articles 73, 74 et 75 du Règlement de la CIJ. Celui-ci oblige Etats à prendre des mesures conservatoires pour protéger contre les dommages les plus sévères et plus les irréparables dans les conflits et à prévenir tout acte génocidaire. Ce plaidoyer s’est largement basé sur la Convention pour la prévention et la répression du génocide dont Israël et l’Afrique du Sud sont signataires.

Des situations de violences extrêmes mêlées d’injustices à grande échelle continuent d’altérer les relations humaines et interétatiques partout dans le monde. Ces situations insupportables s’imposent aussi à la réflexion philosophique. Nous sommes dans une grande difficulté à trouver des solutions durables pour rétablir la paix dans les sociétés ou les Etats. Une chose est déjà de voir toutes ces atrocités, une autre est d’œuvrer efficacement pour justice. Trop souvent, la charge de la preuve incombe aux plaignants. Encore faut-il qu’il existe des personnes ou de groupes déterminés à faire valoir leurs droits.

Le 11 janvier 2024 l’Afrique du Sud a formulé une plainte accusant Israël de crime de génocide à Gaza devant la Cour Internationale de Justice. Partant des éléments de cette plainte, le mardi 13 février 2024 le professeur Jean-François Petit, de l’Institut Catholique de Paris, donné une conférence intitulée « les enjeux de la plainte de l’Afrique du Sud à la Cour internationale de Justice » à Paris à l’intention des membres de l’association Culture et Paix , en présence aussi de plusieurs doctorants en philosophie.

En préambule, a été fait écho au remarquable article de Vinciane Joly, intitulé « Je t’écris de Gaza » dans « La Croix »[1]. Celui-ci relate les conséquences dramatiques pour les Palestiniens de la riposte israélienne suite à l’attaque sanglante du Hamas sur Israël du 7 octobre 2023. Constatant la gravité des atrocités commises par Israël, l’Afrique du Sud a engagé une procédure de justice devant la CIJ à la Haye le 23 décembre 2023. Son attitude est liée à des considérations à la fois historiques et politiques : depuis plusieurs années et notamment « l’ère Mandela », ce pays entretient des relations privilégiées avec les Palestiniens. Victorieux de l’apartheid, l’Afrique du Sud reste un modèle important de justice post-conflit, cherchant à valoriser la lutte pacifique contre l’impunité et le rétablissement de la cohésion nationale par le droit. Ce pays a dû largement travailler sur ses propres représentations pour juguler les forces de haine et de vengeance en son sein.

Le plus important aura été de déterminer le périmètre dans lequel les faits ont été commis à Gaza. Il aura fallu opérer un choix entre deux catégories généralement utilisées dans les cas de violences extrêmes : les crimes de guerre ou le génocide. Pour les horreurs perpétrées à Gaza, la tentative de qualification du génocide a été retenue par l’Afrique du Sud. Le gouvernement israélien a ainsi très mal vécu le fait d’être appelé à comparaitre devant la CIJ, alors que l’origine de ce pays est en partie liée à la réparation de la Shoah.

Pour rappel, la définition officiel du génocide, a été proposée pour la première fois vers 1944 par le juriste Raphaël Lemkin au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, adopté en 1949 par l’Assemblée générale de l’ONU, « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. »[2].

  En fait, l’élément intentionnel reste déterminant dans la tentative de qualification de génocide. En conséquence, dans l’établissement des faits, la préoccupation majeure pour les juges de la CIJ aura été de chercher à montrer clairement l’existence d’une intention génocidaire dans l’invasion de la bande de Gaza. Mais désormais, en matière de recherche,  « la plupart des travaux sur le génocide se concentrent aujourd’hui non plus tant sur l’établissement des faits ou sur leur interprétation que sur ce qui a conduit à de tels meurtres de masse. »[3] Au-delà de la présentation et de l’analyse des faits, l’intention d’éliminer un groupe entier de personnes permet effectivement la qualification de crime génocidaire. Alain Renaut et Geoffroy Lauvau précisent à cet effet que, « la dimension structurelle d’extermination de la conflictualité caractéristique des génocides ne réside pas seulement ni nécessairement dans la massivité du processus, mais dans son intention d’éliminer ou d’exterminer un collectif. »[4]

De ce point de vue, la thèse du génocide à Gaza paraissait défendable, étant donné que la riposte israélienne semblait relever d’un  véritable plan coordonné de destructions à travers des opérations militaires largement planifiées. Cette opération a déjà occasionné la mort de dizaine de milliers de civils et la destruction irréversible d’infrastructures à Gaza. En particulier, la perte des biens culturels ou du patrimoine historique et archéologique comme les cimetières et les monuments constituerait l’indice d’une intention quasi-génocidaire.

Dans le conflit, le type de vocabulaire et le langage utilisé par le gouvernement d’Israël font immanquablement penser à la rhétorique nazie étudiée avec précision par le philologue Victor Klemperer. De fait, le narratif et les éléments du langage sont aussi déterminants pour comprendre ce qui s’est réellement passé. Le procès à la CIJ a donc été une guerre de présentation de contextes et de narrations entre les représentants de l’Etat d’Israël et de l’Afrique du Sud.

Pour les philosophes et les juristes, la question fondamentale reste de savoir comment l’on peut faire prévaloir le droit sur la force dans des contextes de violences extrêmes comme à Gaza. Or la brutalité refait surface à travers des conflits armés partout dans le monde. Malgré les multiples difficultés auxquelles reste confrontée la résolution pacifique des guerres, on ne peut contester l’importance des tentatives de solutionnement juridique. L’option de la plainte à la CIJ prise par l’Afrique du Sud demeure une piste à encourager pour d’autres Etats.

Dans les faits, on a pu observer deux stratégies très différentes chez les requérants sud-africains et israéliens. Les premiers, convaincus du bien-fondé de leur motif d’accusation et les seconds, tentant de discréditer le plaidoyer et la qualité des premiers. Il y a donc eu une opposition frontale entre les deux parties. Les représentants israéliens ont tenté de faire arrêter la procédure, en essayant de faire valoir que l’Afrique du Sud, n’étant pas directement concerné par la question de Gaza, ne pouvait déposer une plainte à la CIJ.

Beaucoup auront cependant noté que l’idée de disproportion dans la riposte d’Israël a été retenue l’issue des plaidoiries et de la délibération de la CIJ. En effet, au-delà d’actes de barbarie présents hélas dans toutes les guerres, plusieurs actes disproportionnés ont été relevés à Gaza. Certes, on peut parler aussi de disproportion pour les attaques du Hamas du 7 Octobre contre les civils israéliens, Cependant, intervenant sur ce sujet, le philosophe américain  très respecté Michaël Walzer a estimé que « l’attaque du Hamas n’était pas une opération militaire, mais un pogrom (…). La justice exige la défaite du Hamas, mais pas la vengeance contre les palestiniens. »[5] Cette allusion illustre bien une façon de sensibiliser l’opinion internationale mais aussi de qualifier la disproportion de la riposte israélienne. La contre-attaque israélienne demeure sans commune mesure et porte en effet atteinte aux droits fondamentaux de l’humanité.

La mise en cause de l’indépendance de certains juges de la CIJ a constitué aussi un motif ou une tentative cherchant à discréditer la plainte de l’Afrique du Sud. Certains d’eux ont été mis en cause, sous le prétexte qu’ils proviennent de régimes non démocratiques. Dans l’opinion publique, il s’est posé aussi la question de savoir comment un juge Russe, un Slovène, un Libanais, un Marocain, pouvaient être réellement indépendants des gouvernements qui les ont envoyés à La Haye.

Plus largement, du point de vue idéologique, l’enjeu de ce nouveau conflit israélo-palestinien est de taille. : il ne s’agit pas seulement de tenter d’essayer d’arrêter les violences sur le terrain ou d’éradiquer les membres du Hamas à Gaza. Il s’agit bien de préserver la paix au Moyen-Orient et dans le monde entier. Ce conflit violent provoque en effet aussi une résurgence de l’antisémitisme et des échanges polémiques au sein des sociétés civiles partout dans le monde. Bien plus, cette tragédie montre à nouveau la nécessité d’engager un débat de fond sur l’idéal commun de l’humanité, sur ce qui nous lie, sur l’importance du vivre-ensemble.

A La Haye, la procédure est allée jusqu’au bout rapidement de sa première phase. Contrairement à certaines craintes, les juges ont fait preuve d’une remarquable indépendance.    En particulier, il faut relever ici l’importance des quatre mesures conservatoires et des décisions prises dans l’ordonnance du 26 Janvier 2024 de la CIJ : il a été rappelé à l’Etat d’Israël les obligations qui lui incombent au titre de la Convention sur le génocide, avant de lui ordonner de prévenir toutes les situations dans lesquelles les Palestiniens pourraient être victimes de génocide. Concrètement, l’Etat d’Israël devra veiller à ce que l’armée israélienne ne commette aucun acte de génocide à l’encontre de la population palestinienne. Mais Israël devra aussi engager un travail d’éducation de sa population à la prévention des génocides, tout en prenant sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et l’aide humanitaire requis de toute urgence par la gravité de la situation à Gaza. Il aura enfin été demandé à Israël de conserver tous les éléments relatifs aux allégations d’actes de génocide.

   Certes, le traitement complet de la plainte engagée par l’Afrique du Sud et le jugement définitif vont encore durer des années. Les intentions génocidaires sont difficiles à démontrer, comme ce aura été le cas notamment en Birmanie. En dépit de cela, cette procédure demeure une leçon et une interpellation pour tous ceux qui pensent que la justice ne peut pas être rendue un jour pour des crimes les plus graves. La décision de la Cour constitue donc une forme de soutien très important à tous ceux qui œuvrent pour la paix. Est aussi là rejoint le problème de la justice transitionnelle dans beaucoup de pays d’Afrique, en particulier en République Démocratique du Congo.

La Cour a enfin demandé à Israël de lui fournir un rapport sur des dispositions prises pour exécuter cette ordonnance dans un mois. Pour ce qui le concerne, le gouvernement Netanyahou a très mal vécu cette décision de la justice internationale. Même si la CIJ n’a pas encore des moyens suffisants pour faire exécuter ses décisions de justice, encore moins pour envoyer des forces d’interposition ou pour décréter un cessez-le-feu, le plus important est la reconnaissance de la qualification des violences extrêmes et les modalités de réparation qui s’ensuivent devant l’opinion publique internationale.

Après cette présentation, quelques enrichissements et interrogations ont été apportés à travers les échanges avec les participants. Ainsi, pour commencer, nous ne pouvons que relever la gravité de déclarations de responsables politiques ou médiatiques israéliens variés appelant à des actions de type génocidaire, souvent sans démenti du Premier ministre ni des autorités militaires ou de premier plan. Les Palestiniens ont été traités « d’animaux » par des Israéliens.

Par ailleurs, une clarification des missions et des compétences a été faite entre la Cour Internationale de Justice (CIJ) et la Cour Pénale Internationale de Justice (CPJ). La première juridiction, créée en 1945, et composée de quinze juges nommés pour neuf ans, règle principalement les différends juridiques uniquement entre les Etats. De son côté, ayant vu le jour en 2002, la CPI, dont les plaintes peuvent être formulées par tous, est chargée de juger les personnes ou les groupes accusés des crimes les plus graves comme le génocide, le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le crime d’agression.

  Il faudrait aussi remarquer que, depuis 1945, Israël vit dans une grande impunité juridique. Suite à l’action sud-africaine, ce pays a pu être inquiété et la responsabilité de personnes impliquées dans cette tragédie a été sérieusement documentée. La Cour Internationale de Justice surveille la mise en application de son Ordonnance et continue son travail de documentation sur le fond. Ainsi, un avertissement sur le danger de complicité du génocide peut guetter aussi d’autres pays. Cela aura été notamment le cas du gouvernement français pour le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.

Par ailleurs, est ausi rapporté qu’au sujet, de crimes de masse les plus graves engageant des responsables politiques de premier plan comme Vladimir Poutine, des stratégies juridiques continuent à être mises en place pour trouver des modalités de saisine et de jugement. Les travaux initiés par Philippe Sands, certains anciens présidents de la République et d’anciens premiers ministres participent activement à ce projet (cf R. Badinter, B. Cotte, A. Pellet, Juger Poutine, Fayard, 2023 ; M. Philip-Gay, Peut-on juger Poutine ?, Albin Michel, 2023)

Les mécanismes et processus juridiques de la Cour Internationale de justice apparaissent à certains membres de la conférence encore dérisoires. Mais ses décisions, tout en restant historiques et symboliques, constituent un grand encouragement pour les militants des droits de l’homme et les membres des sociétés civiles. Tel a été historiquement le cas de la lutte contre la torture. Ainsi, le jugement de la CIJ constitue un pas décisif dans la lutte contre l’impunité du gouvernement d’Israël. Cela permet dire que dans un contexte marqué par l’instabilité politique, la résurgence de violences de masse et les dérives autoritaires, il est nécessaire de réaffirmer avec force l’importance d’un travail conséquente sur les droits humains fondamentaux Certains propos consistant à discréditer et relativiser leur importance, au nom notamment d’un culturalisme de mauvais aloi, ne doivent pas être encouragés.

Il sera pourtant un jour nécessaire d’élucider les mobiles véritables du Hamas d’avoir procédé à une telle attaque armée en Israël et s’en prendre ainsi à des populations civiles sans défense. Que visait-il finalement ? En évitant de céder à des discours de suppositions, on peut dire que le Hamas est parvenu à faire taire toutes les oppositions internes, lui qui, rappelons-le, n’a pas été élu démocratiquement dans la bande de Gaza. Par ailleurs, ce groupe politico-militaire reste constitué de « têtes brûlées » incontrôlables. Mais, un jour, la lumière devra aussi être faite sur la relative impréparation des troupes israéliennes aux frontières au moment de l’attaque.

Notons bien par contre que des « faiseurs de paix » et les « faiseurs de guerre » se trouvent aussi bien du côté israélien que palestinien. Mais actuellement, la montée des extrémistes se retrouve dans les deux camps. Beaucoup de dirigeants politiques au Moyen-Orient  et particulièrement en Israël se retrouvent aussi dans une fuite en avant pour échapper aux procédures régulières de justice les visant en particulier pour corruption et éviter, dans le même temps, un règlement pacifique des conflits.

Au final, à y regarder de plus près, on peut dire que la guerre actuelle de Gaza est totalement destructrice, à la fois pour le peuple d’Israël et pour les Palestiniens. Tous les deux ont vécu des génocides, la Shoah et la Nakba. La question de la lutte pour la terre présente dans l’histoire biblique revient dans le propos de Netanyahou sur Amalek, l’ennemi juré d’Israël : « Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait ». Et ajouté : « Nous nous souvenons et nous nous battons ». (Deutéronome 25,17). On pourrait situer cette mention dans une lutte idéologique, mieux encore, dans une guerre de narration dans le but de convaincre et d’influencer l’opinion publique.  C’est la raison pour laquelle l’Afrique du Sud a cité cette référence pour montrer que les propos du dirigeant israélien contenaient une véritable intention génocidaire. Le Gouvernement de l’Etat d’Israël a répliqué que son Premier ministre a utilisé cette référence non pour appeler au génocide des Palestiniens à Gaza mais pour décrire l’horreur et la violence de l’attaque du Hamas sur le sol israélien, à l’instar de l’attaque des Amalécites.

Cette partie du débat montre l’impact toujours présent des religions dans les conflits. Pour ce qui la concerne, l’Eglise catholique essaye aussi de jouer un rôle de médiation. L’implication du pape François et de ses prédécesseurs sur cette question donne la teneur de leur engagement pour la paix au Moyen-Orient. Des initiatives variées de justice et de paix méritent être entreprises notamment dans le cadre du dialogue interreligieux pour proposer des contributions efficaces. Mais avant tout, pour juguler toutes cette crise, et bien d’autres, ne faut-il pas surtout penser à la conversion du cœur de l’homme ? En ce sens, l’encyclique du pape François Fratelli tutti constitue aussi une puissante invitation pour un vivre-ensemble pacifié et pour la paix dans toute société.

                                               Adrien Kanengele, doctorant en philosophie à l’ICP.


[1] Vinciane JOLY, La Croix –Hebdo N°219, Semaine du 9Fevrier 2024.

[2] https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide

[3] Alain RENAUT et Geoffroy LAUVAU, La conflictualisation du monde au XXIe siècle Une approche philosophique des violences collectives, Paris, Odile Jacob, 2020, p.36.

[4]  Ibid., p.37.

[5] Martin LEGROS, Entretien avec Michael WALZER in « le Magazine Philosophie », le 23 décembre 2023 Consulté le 22 Février, 2024. https://www.philomag.com/articles/michael-walzer-la-justice-exige-la-defaite-du-hamas-pas-la-vengeance-contre-les

Crédit photo 1: site Nations Unies https://news.un.org/fr/story/2024/01/1142662 ICJ-CIJ/ par Frank van Beek. Membres des équipes juridiques dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël lors du prononcé de l’arrêt de la Cour internationale de Justice à La Haye.

Crédit photo 2: site Nations Unies https://news.un.org/fr/story/2024/01/1142662 ICJ-CIJ/ par Frank van Beek. La Cour internationale de Justice rend un arrêt dans l’affaire Afrique du Sud contre Israël à La Haye.La CIJ ordonne à Israël de prendre des mesures pour empêcher les actes de génocide à Gaza le 26 janvier 2024.

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